Mektoub (1918): Un court-métrage muet au cœur des mystères coloniaux
En 1918, alors que l’Europe se relève péniblement de la Première Guerre mondiale, le cinéma muet français explore des récits empreints d’exotisme et de fatalité. Parmi ces œuvres, Mektoub (ou Maktoub), réalisé par J.P. Pinchon pour Orchidée Films, se distingue comme l’un des premiers films étrangers tournés au Maroc. Ce court-métrage, aujourd’hui considéré comme perdu, mêle mystère, destin et représentations coloniales.
Un réalisateur méconnu et une œuvre oubliée
Peu d’informations subsistent sur J.P. Pinchon, dont Mektoub semble être l’une des rares réalisations. Le film, tourné en noir et blanc et sans dialogues, repose sur le jeu expressif des acteurs et une mise en scène suggestive. Le titre, signifiant "C’était écrit" en arabe, évoque une thématique de prédestination, récurrente dans le cinéma de l’époque.
Une intrigue inspirée des traditions marocaines
Bien que le scénario exact reste flou en raison du manque d’archives, des historiens comme Marcel Schulz ont reconstitué l’histoire :
Le film suit le destin tragique d’Ould Taher, fils d’un riche notable de la tribu Rehamna, nommé caïd de la vallée du Draa par le Pacha de Marrakech.
Une intrigue amoureuse se noue avec Sadia, une parente du Pacha, tandis qu’une chanteuse, Tamou, tombe éperdument amoureuse de lui.
Accusé de tyrannie, Ould Taher est emprisonné dans une cage de fer, refusant toute rédemption au nom du "mektoub".
La mort de Sadia, témoin de son humiliation, clôt le récit sur une note mélancolique.

Un tournage aux origines controversées
Les historiens divergent sur les lieux de tournage :
Certaines sources affirment que Mektoub a été filmé à Tanger, ville internationale à l’époque.
D’autres, s’appuyant sur des photographies, soutiennent que Marrakech et ses environs ont servi de décor.
Une troisième hypothèse évoque un tournage éclaté entre Casablanca, Tanger et Marrakech.
Distribution : entre acteurs européens et marocains
Le film marque un jalon dans l’histoire du cinéma marocain :
Saida Beni Said, jouant Tamou, devient la première actrice marocaine à l’écran.
Des cheikhas et étudiants locaux participent au film, mêlant authenticité et exotisme.
La distribution inclut également une actrice anglaise et un acteur français d’origine belge, bien que leurs noms soient aujourd’hui oubliés.
Héritage et critiques postcoloniales
Projeté à Paris en 1920 puis dans trois villes marocaines, Mektoub a été perçu comme un film colonial. La théoricienne Viola Shafik le décrit comme une œuvre renforçant les stéréotypes :
"Le Maroc y est réduit à un décor exotique – palmiers, chameaux, danseuses –, une Afrique du Nord fantasmée, justifiant le ‘rôle civilisateur’ de la France."
Pourtant, Mektoub ouvre la voie à d’autres tournages internationaux au Maroc,
comme Othello d’Orson Welles (1952) ou L’Homme qui en savait trop d’Hitchcock (1955).
Conclusion : Un film fantôme
Aujourd’hui considéré comme perdu, Mektoub reste une énigme cinéphilique. Son mélange de fatalité, de romance tragique et d’imaginaire colonial en fait un objet d’étude fascinant pour les historiens du cinéma, bien que son absence matérielle souligne la fragilité du patrimoine filmique des débuts du 7ᵉ art.
Références :
Shafik, V. Cinéma arabe, histoire et identité culturelle.
Schulz, M. Archives du cinéma colonial français.
Dictionnaires du cinéma muet (1910-1930).